« Manoir dans la brume »
aquarelle G. Delfanne 2003
« Hommes du XVème siècle, debout dans votre peur, vous me paraissez si proches de ce que nous sommes »
Jean-Pierre Soisson : Charles le Téméraire
La nuit sombre et coite s’en allait. Le matin arrivait.
Durant ces quelques minutes incertaines, à fleur d’aube, Guillaume s’arracha à l’étuve de la couche de Jeanne et se décida à parcourir son domaine. Sans allumer la lampe à l’huile, il s’habilla en un tour de main, ceignit un baudrier avec son épée et le hachereau, emblème des armoiries de Failly.
Il descendit en tâtonnant jusqu’à la grande salle du château, la traversa et se rendit à l’écurie. Seules les mâchoires de son cheval Ferus plongées dans les pulpes de son auge cisaillaient le silence. Pensif, Guillaume sella instinctivement la robe noire du majestueux étalon et oublia de le houspiller.
La herse était déjà relevée et il dirigea Ferus dans une sente herbue emperlée de gouttelettes.
Il rencontra un de ses manants, un vieux soldat estropié.
- Salut, Messire Guillaume.
- Salut, mon brave
Il n’avait pas le cœur à se civiliser et à poursuivre la conversation avec son ancien compagnon d’armes. Il serra les flancs de Ferus afin de presser la cadence.
Enfin, il pénétra dans son boqueteau du Fréty, planté dans la plaine comme une écharde dans un doigt. Quelques jacinthes bleuissaient la pénombre. A la lisière, il se laissa choir de cheval et s’assit sur un tronc d‘arbre abattu.
Son regard s’accrocha au moutonnement des terres ameublies de la plaine et des touffes d’herbes qui nappent ça et là la crête des fossés. Au loin, il chercha des yeux les contours de son manoir de Bernissart qui ondoyait dans une dentelle vaporeuse. Un voile de brume effilochait la rigueur de l’ouvrage militaire et ourlait les tours. Les remparts en moellons dépareillés étaient à demi brodés par des lambeaux blêmes qui flottaient au-dessus de douves poisseuses. Petit à petit, le soleil timide picotait ces tulles vagues. Les enceintes se précisaient et le manoir amarrait sa masse trapue à l’horizon. Au sommet du donjon à l’Est, il percevait même la silhouette de l’archer de garde.
Le craquètement de branchettes piétinées par les sabots d’un cheval interrompit la contemplation de Guillaume qui se saisit de sa hache et se crispa. Il y avait peu de grâce dans son visage rêche et allongé comme un parchemin où brillaient deux traits de plume dessinés par des yeux fauves effilés. Au-dessus d’un front haut, des cheveux couleur de lin, partagés en deux tombaient en rouleaux filasses sur la collerette. Il reconnut la cape grise de son chapelain Marcus.
- Messire Guillaume, Dieu te protège.
- Dieu t’aide ! Que fais-tu ici ? Tes obits sont terminés, ton surplis enlevé ? Tu viens troubler mes dernières heures de paix ?
- Je t’ai vu partir des fenêtres de la chapelle, le cul sur la selle. Quel transport de colère t’a saisi ? Toi, si doux pour les gens, tu chevauches à nouveau des chimères et te laisses aller à la vilenie face au sergent du bailli ?
- Mon caractère emporté, hélas, m’a causé grand dommage. Dès mon enfance à Verdun, j’étais chargé du soin de mon honneur et en ferraillant aux côtés de Charles, je n’ai pas pris l’habitude de plaire ou de complaire à mes ennemis. Avons-nous reculé devant un seul adversaire ? Avec Charles, nous avons connu l’impétuosité des armes, le froid âpre, la défaite amère et la mort sordide des compagnons.
- Tu le dis. Pour ce duc de Bourgogne, ce comte de Flandres, ce prince puissant et fortuné, une fin sinistre. Son horrible trépas a empesté la ville de Gand et ravagé les espoirs qu’elle mettait en lui. Les loups ont déchiqueté son dernier coup de folie à Nancy et les glaçons de l’étang ont roidi le malheureux téméraire. Un coup de hallebarde dans le crâne et des coups de pique dans les reins ont anéanti sa légende d’invulnérabilité. Tu as été un preux chambellan. Plus de dix ans ont passé et l’époque est révolue.
- La douleur est amère pour moi et ces temps indécis me font craindre pour ma lignée un triste déclin. Regarde les seigneurs des fiefs voisins de Bernissart : les uns se désintéressent du métier des armes et se ruinent en tournois, d’autres n’ont les yeux braqués que sur le cens et les gaillettes de charbon que leur rapportent les charbonniers qui fouissent le sol. Adieu cottes de maille ! Quand ces nobles guerroient, c’est par la parole et la risée. Ce ne sont que parures et ripailles, vins et épices. Autour d’eux, dans la boue et la crasse, hors des enceintes, croupissent les veuves, les orphelins chétifs, les vilains pressurés et les terres en friche. Je vomis cette mollesse aveugle de nos pairs.
- C’est une grande misère mais...
- Je suis lucide. Regarde le château. Carriers, forgerons, terrassiers, gâcheurs de mortier ont à peine terminé de requinquer ses tours que je me demande s’il n’eût pas mieux valu le laisser fumer dans ses cendres et demeurer la proie des pillards du gueux Prudence et de sa racaille. De plus, dans l’exil, dame Jeanne et ma descendance ont pris goût à une demeure rieuse, embellie de tapis et de tapisseries, plus chaude que cette forteresse et je sens bien que ma mie s’étiole.
- L’âge n’a pas affaibli tes ardeurs belliqueuses et tu as toujours le mors aux dents. L’esclandre m’a été rapporté par maître Jean. Est-ce donc si grave ?
- Je le crois et je ne veux pas te gauchir l’histoire. A l’origine, c’était un fétu de paille, un de ces petits litiges de voisinage que nous connaissons tous. Il s’agissait d’une bonne et saine querelle avec la veuve Jacquemart Moreau. Elle me fit un procès et je fus condamné à lui payer une vache. Le sergent du bailli de Hainaut, Antoine de le Warde, est venu me signifier la sentence, harnaché de sonnailles, une verge d’or à la main, une robe plus rouge que viande crue. Ayant vu l’olibrius, je lui fis dire que je dormais et ne pourrais le recevoir. Il se mit à vociférer dans la cour « Messire Guillaume ! Montre-toi si tu ne veux pas que je te chatouille de la pointe de mon épée». Ainsi aiguillonné, la colère me déborde et je fis illico descendre la herse, clore la forteresse. J’ordonnai de le placer au cachot. Mais le gueux résiste, se débat comme l’oie d’Harchies qu’on décapite. Mes sergents l’empoignent, le terrassent. Dans la mêlée, il eut sa robe déchirée et perdit un éperon. Enfin, on parvient à le coucher sur une planche de chêne. Mes gens le ligotèrent si rudement que sa chair délicate de perdreau en fut meurtrie et que les liens durent être relâchés. Je me saisis de l’exploit qu’il m’avait apporté et m’astreins à le lire. Il se cabre et parvient à s’échapper, profitant de l’opportunité d’un chariot qui franchit le porche. Je retins son cheval et lui criai que son haridelle était juste assez ferme pour payer la vache qui faisait l’objet du procès. Qu’en dis-tu, chapelain ?
Le chapelain se taisait, effrayé par le ravage causé. Le caractère impétueux, irréfléchi, imprudent de messire Guillaume décuplait quand ses prérogatives seigneuriales étaient contestées. Autant il était débonnaire avec ses manants, autant il était cassant avec ses pairs.
- Par ma foi, l’affaire est mal engagée Les manants comme les puissants peuvent maintenant recourir au droit et sont égaux sous
le joug de la justice. Je ne pense pas la chose aisément réparable. Peut-être l’évêque de Tournai pourrait-il...
- Non, je pouvais espérer une certaine considération quand il s’agissait de mon oncle. Il n’y a plus rien à attendre de là. Maintenant vidé de ma bile, je voudrais me rouler dans les orties.
Les deux hommes revinrent au château dans un mutisme pesant, scandé par les sabots des chevaux. Ils pénétrèrent dans la cour.
Une petite faction armée avait pris position à l’intérieur de la forteresse et fondit déployée comme un faucon sur le maître des lieux. Les meurtrières percées dans les soubassements des murs d’enceinte avaient permis aux soldats du bailli de suivre sa balade et de le happer dès le pont-levis franchi. Le cœur amolli par la discussion matinale avec Marcus, messire Guillaume ne résista pas. Levant les yeux, il vit sa femme, inquiète qui le regardait à travers l’une des deux fenêtres ogivales de la chapelle.
Maître Jean, le cuisinier, sorti du cellier, s’essuyait les yeux avec un torchon. Michelle, la fille du seigneur et de Quinte sa première épouse, vint se blottir en pleurs contre son père.
Pour répondre des ses méfaits, messire Guillaume fut conduit en prison au château de Mons et mis aux fers. Quelques jours plus tard, le prisonnier eut la visite de Jean, son fils aîné.
- Pâques s’annonce. L’âme de votre épouse est fort affligée du malheur où vous vous trouvez. Elle n’a cesse de tourner les pages de son livre d’Heures et d’implorer Sainte-Aldegonde.
- Ses dévotions me sont nécessaires. Comment va Ferus ?
- La morve. Il s’ennuie.
- Je m’engourdis aussi mais mon esprit fulmine, cherche noise.
- Daignez m’écouter. Arrêtez de discourir à tort et à travers. Accommodez-vous de cette ère nouvelle. Il vous faut plier le genou, courber l’échine, être moins prompt à la parole afin de ne plus indisposer la justice du comté. J’ai préparé une supplique à l’intention de l’Archiduc Maximilien qui réside à Malines et le cheval a été rendu à Antoine de le Warde. Le retour à l’embellie est possible si vous calmez vos ardeurs car le Grand Conseil de Malines pourrait se pencher sur votre cause.
- Ah !... A dire vrai, Marie de Bourgogne avait des mannes d’indulgence pour les conseillers de son père. Que fera le Régent ? On dit Maximilien fort irrité depuis son veuvage par la rébellion des villes flamandes qui n’acceptent pas son autorité.
- Pour sceller leurs fiançailles, Maximilien d’Autriche a donné à la fille de Charles une bague avec un diamant. Un homme qui a ces attentions ne peut être implacable ni avoir un cœur insensible. Vos voyages, campagnes et faits de guerre vous vaudront sans doute la clémence.
L’archiduc Maximilien intervint personnellement pour messire Guillaume. Il reconnut en lui un homme vaillant, avisé au service de la Maison de Bourgogne, net mais entier. Grâce et miséricorde lui furent accordées à condition qu’il dédommage les victimes et paie les amendes encourues.
Au crépuscule du troisième dimanche après Pâques, le teint cireux, messire Guillaume rentrait dans son fief. La fatigue et les nuages noirs de ressentiments qui l’avaient assailli en geôle fondaient au fur et à mesure que s’esquissait la vue familière de son château dans la magie du clair-obscur.
Pour la première fois, il ressentit une joie étrange comme un enchantement et une larme jaillit du coin de son œil.
Le temps de la sagesse venait.
Nouvelle historique par C. Delfanne , extrait de "Bernissart et son Château".